Lire L'Interculturel ou la guerre d'Issa Asgarally[1]

Notre jeune association Le Musoir[2], créée en 2007, oeuvre pour le dialogue entre les arts et par les arts. Son premier projet culturel fut l'exposition d'archives de la collaboration en 1961 entre Dali et Béjart, le premier peintre catalan qui écrivit un roman en français[3], le second chorégraphe qui créera ultérieurement une école de danse en Afrique et s'inspirera du Butô, la danse nipponne toute de lenteur, de minimalisme. Comment ces deux figures interculturelles ont-elles collaboré ? Comment vivre l'interculturel dans la création artistique ? Il ne suffit pas pour un chorégraphe de réunir une troupe internationale de danseurs, l'échange s'institue dans une pratique. C'est ce que vit Sidi Larbi Cherkaoui quand il crée Babel words, pièce pleine d'humour, de cet humour qui rassemble quand il ne se moque pas et qu'il est en intelligence, au sens étymologique de ce terme. Ou quand il crée Ook avec des personnes handicapées, des « andersvalied », comme il le dit en flamand, qui signifie « valide autrement ». Peter Brook, qui adapte à la scène des textes tant anglais que persans, nous parle de cette façon de travailler ensemble. Voici comment Issa Asgarally le cite dans le numéro 11 de la revue Italiques[4] : « Si le groupe était international, ce n'était pas dans le but d'échanger des recettes, car nous voulions surtout éviter de faire une salade de cultures. En fait, il s'agissait, par des exercices et des improvisations, de tenter de parvenir à l'essentiel, c'est-à-dire au champ où les impulsions de l'un rejoignent les impulsions de l'autre pour résonner ensemble. » C'est cet instant d'accord, de résonnance, cette fécondité des entre-deux qui nous intéresse.

Nous avons accompagné Martine Torregrossa-Villa, chanteuse née à Oran vivant en France, dans la création de son récital de compositions en grec (poésie de Ritsos), en espagnol (poésie de Garcia Lorca) et en français (chansons de Barbara). Dans son spectacle, elle racontait la rencontre dans une taverne grecque avec un vieux monsieur interprétant Ritsos à la guitare. Ils se sont parlé, il lui a appris cette musique et ce poème, elle lui a joué du Barbara. Elle a appris le grec. C'est un exemple d'échange dans un respect mutuel. Comme l'écrit Issa Asgarally, on n'a jamais vu des cultures se rencontrer, ce sont des personnes qui se rencontrent. Et ces rencontres peuvent être intimes, au plus près d'une blessure, d'une souffrance ou être le ferment d'ouverture vers une culture. Un peu de la vie de Yannis Ritsos, de ses quatre ans de détention, nous rappelle combien l'écriture engage à connaître le contexte de création du poète. Non pour le mettre dans une catégorie « poète engagé »[5] mais pour s'approcher de sa part d'humanité liante. La culture, dans cette perspective, peut être une clef pour ouvrir. Mais nous savons que trop souvent elle est une clef pour fermer. Pensant à une clef, je vois bien que l'image a sa faille, une clef est un outil, et la culture est bien trop souvent considérée comme un outil utile, ce qui l'instrumentalise. Et quand instrumentalisation il y a, il faut se demander à quelle fin ? Pour dominer ou pour vivre avec ?

Lorsque nous avons invité Issa Asgarally à l'Université de Lille en partenariat avec Le Musoir, il a présenté sa fondation pour l'interculturel et la paix[6] (cofondée avec Sarojini Asgarally et Jean-Marie Le Clézio) et son essai qui en est le manifeste. Il a exposé l'enjeu de l'interculturalité et les différences entre monoculture, multiculturalisme et interculturel[7] aux étudiants présents, de Chine, de France et du Togo, de filière de gestion ou de relation internationale et au grand public venu à sa rencontre. J'avais découvert son essai à sa parution lorsque, en charge d'un cours de « communication interculturelle », j'ai lu nombre de livres dont le titre comprenait l'adjectif interculturel. Aux livres d'Edward T. Hall (La Dimension cachée) pour les analyses de l'espace et du temps, s'ajoutaient donc ceux d'Hofstede, de Trompenaars, de d'Iribarne qui traitent du management interculturel. Ces ouvrages développent des concepts duels : société collectiviste ou individualiste, société à fort ou faible contrôle de l'incertitude, etc.. Autant de concepts nuancés par les chercheurs qui en héritent. Cette littérature est orientée vers un objectif : l'efficacité en entreprise, au service de la productivité. J'ai lu d'autres travaux passionnants sur l'éducation interculturelle (Abdallah-Pretceille, Porcher, Clanet). Comment transformer un groupe multiculturel à l'école ou en université en groupe interculturel qui s'engage dans « un échange identitaire » ? L'adjectif interculturel semble voué à qualifier des pratiques de tous secteurs mais l'école est un lieu privilégié de l'éducation interculturelle. Cependant le livre d'Issa Asgarally transcende les sphères (entreprise, école, métier de traducteur ou d'historien) pour prendre de la hauteur et proposer un enjeu plus large de société : choisir la paix et s'engager dans l'échange identitaire. Saint-Exupéry disait quelque chose comme « loin de me léser ta différence m'augmente, m'enrichit ». Et Issa Asgarally propose de ne plus se focaliser sur les différences dans la mesure où ce geste finit souvent par stigmatiser une part soudain majorée de l'autre et peut conduire au sectarisme, au racisme. Et tout comme Cherkaoui, il cite les « identités meurtrières » d'Amin Maalouf. Il préfère regarder d'abord ce qui nous lie, nous rassemble, notre part commune[8].

Issa Asgarally prend toutes les précautions, anticipe sur les limites de l'interculturel, sur la récupération ou la banalisation qui le menacent. Et avant tout, il pose un jalon essentiel : regarder d'abord notre « profonde unité » sans nier les différences (trop souvent transformées en porte-drapeau). Il rejoint là Lévi Strauss pour qui « les différences superficielles entre les hommes recouvrent une profonde unité »[9]. Encore une fois, nous sommes invités à prendre la mesure et le temps des profondeurs. Un échange interculturel ou identitaire s'inscrit dans une durée, non comme une recette ou comme un consommable. Ce n'est pas peu de le dire, car une large partie de la planète consomme du « culturel » non comme « pèlerinage vers soi » mais comme « distraction ». Ou pour le dire mieux, citons Jean-Marie Le Clézio : « l'homme doit se servir [de sa culture] pour se former non pour s'oublier. »[10] L'essai d'Issa Asgarally figure parmi les essais que doivent lire mes étudiants dans le cadre d'un cours de « culture générale ». Pourquoi ? Parce qu'avec limpidité, en dépit de son érudition, il aborde les termes clefs de la construction identitaire : à commencer par réviser la notion d'identité toujours au risque d'une fixité alors que bien des essayistes ont affirmé le caractère dynamique de l'identité : identité rhizome (l'écrivain Edouard Glissant), identité processus (le sociologue Claude Dubar), identité à vivre comme plurielle. En ce sens, la langue est l'exemple type de la perméabilité, de la porosité, comme l'a rappelé Tahar Ben Jelloun dans Le dernier immigré. Si les mots d'origine arabe désertaient la langue française elle en deviendrait une langue à trous, à blancs. Pour dire l'essentiel du livre d'Issa Asgarally, (que je ne veux pas résumer tant il importe de le lire) je dirais que c'est un appel au décloisonnement, à la traversée de toute frontière (son émission télévisée littéraire s'intitule Passerelles). Je sais là la propension écrasante à mettre des étiquettes sur chacun, à mettre les personnes dans des boites (et « mettre quelqu'un en boite » dans la langue française désigne un geste plus offensif qu'il n'y paraît). Il y a une phrase de l'essayiste que j'aimerais citer : « on réduit la personne à une catégorie » et c'est là qu'on manque la personne. Edgar Morin l'écrivait dans L'Esprit du temps : « Le même individu peut être chrétien à la messe du matin, français devant le monument aux morts, avant d'aller voir le Cid au TNP et de lire France soir et Paris Match ». L'écrivain Michel Butor aussi : « Qui suis-je ? Je n'ai jamais su, je ne sais pas quel est mon visage. [.] Et les photographies ne me sont pas d'un grand secours ; j'y reconnais toujours bien plus le photographe que moi-même. Tel m'a fait égyptien, tel turc, l'autre si visiblement allemand. Et il est vrai qu'il y a en moi un Égyptien, un Truc, un Allemand, entre autres ; les pays où je vais m'imprègnent. ». Ainsi se décentrer offre une possibilité de sortir de son cadre de référence, d'en faire bouger les contours. Et Cherkaoui, encore : « Je suis Sidi Larbi Cherkaoui, je suis un homme, je suis un fils, un chorégraphe, je suis belge, je suis tatoué, j'ai les yeux bruns, je suis enfant d'immigré. Je suis toutes ces choses et beaucoup d'autres encore. Tous ces éléments sont autant de clefs qui me relient aux autres. Dans un partage »[11].

Et comme nous le dit Paul Valéry : « Ce sont des ballerines trop étroites qui font, aux danseuses, inventer de nouveaux pas ». Il faut donc résister à définir quiconque (soi y compris) par une seule part de soi et par une hiérarchisation de ces parts de soi. Chacun d'entre nous peut commencer par cet « examen d'identité » proposé par Amin Maalouf. Ensuite comprendre que toute culture est valable et que l'Histoire est plus complexe que certaines simplifications basées sur des oppositions ethniques ou religieuses, éduquer autrement. Les arts peuvent contribuer à cette vie avec la pensée.

 

L'interculturel c'est l'antirecette (comme si la somme d'ingrédients pouvait se passer du levain de curiosité !). Il se définit par des verbes qui supposent transformation : digérer, comprendre ce qui transforme mon rapport au monde, comprendre au sens étymologique de prendre avec, créer du sens, échanger, choisir. Ainsi la culture ne sera-t-elle pas instrumentalisée par celui qui constitue vernis afin de pouvoir tenir un discours sur le maximum de sujets - c'est à dire énoncer l'opinion « généralement admise et particulièrement neutre » (expression empruntée à Duras), le consensus de l'opinion plutôt que l'audace d'une idée. L'interculturel suppose une dimension de l'être qui lui permet de vivre « en bonne intelligence » (au sens d'être de bonne compagnie) et de prendre un risque car l'échange interculturel apporte moins de certitudes que de prudence et de nuances. D'où les nuances apportées par l'auteur dans ce livre, sa révision d'épisodes historiques. C'est là, encore une fois, que la littérature joue pleinement son rôle de passeur et qu'elle nous restitue l'Histoire. C'est tout l'enjeu du recueil de poèmes Le Morne, territoire marron ! de Sedley Richard Assonne[12].

 

« n'aie pas peur de te blesser

La douleur te rapprochera de nous

Viens un jour par ici

Écouter le silence du Morne »[13].

 

La rencontre de l'autre suppose de baisser la garde de ses propres peurs pour rencontrer la blessure de l'autre, ses « battements semblables » dit le poète. Encore faut-il que chacun puisse lire[14], voyager, connaître les conditions de ces rencontres.

 

Lorsque mon intérêt s'est porté sur l'ouvrage L'Interculturel ou la guerre, j'ai eu le plaisir d'en lire la préface signée par Jean-Marie Le Clézio, écrivain-traducteur-passeur, figure de l'interculturel par sa double origine héritée de franco-mauricien et essentiellement parce qu'il vit l'interculturel. Sartre posait la question suivante : « qu'est ce que je fais de ce qu'on a fait de moi » pour interroger l'héritage. Comment se construit-on ? Comment Le Clézio vit-il l'interculturel ? Je ne donnerai que deux exemples : le premier, quand il dirige avec Jean Grosjean la collection l'Aube des peuples il rend accessible le patrimoine collectif de mythes indiens, nordiques qu'il publie. Le second, quand il écrit L'Africain, il interroge sa part d'Africain, celle d'un enfant ayant vécu à huit ans au Nigéria. Les expériences mauricienne, africaine ou mexicaine participent de sa construction identitaire. La construction des savoirs me semble indissociable de la construction identitaire sinon la culture n'est plus qu'une boite à outils.

Pour finir, je voudrais préciser qu'une partie du public venu écouter Issa Asagarally était constituée d'étudiants en licence de gestion en première année à Lille 2. Ces étudiants sortent du lycée où ils ont préparé le baccalauréat. Nous avons mis en place un projet transversal pour qu'ils suivent des cours de théâtre, d'arts plastiques, de sociologie, de psychologie et de culture générale avec des enseignants qui travaillent ensemble pour décloisonner les matières. La dernière partie de l'essai L'Interculturel ou la guerre invite à ces « links », ces liens qui évitent les étiquettes : « tu es littéraire » (donc tu aimes le théâtre) OU tu es « scientifique » OU tu es « homo economicus » (et tu étudies les chiffres). Et si on disait ET ? Si on ouvrait la possibilité du pluriel, du divers ? Je reviens une dernière fois au petit livre Pèlerinage sur soi de Cherkaoui : « On a tendance à fragmenter la réalité, à la mettre dans des cases : danse, théâtre, chant. Des cases qui elles aussi se subdivisent : danse abstraite, théâtre minimaliste, chant pop, danse traditionnelle. Nous sommes dans une culture de catégorisation. Pourtant il suffit de déplacer légèrement ces cloisons, de les élargir ou les resserrer, pour créer ainsi des espaces mieux définis, plus justes. Chaque frontière est perméable et mobile. »[15]

Lorsque Sedley Richard Assonne me demanda si la création de la fondation pour l'interculturel était, à mes yeux, une promesse, je répondis qu'en effet elle fut un signe et un encouragement fort pour inventer des pratiques aussi modestes soient-elles pour lutter contre les stéréotypes[16], les cases. Un collègue des États-Unis, Keith Moser, a intitulé son texte en hommage à la fondation : « Vivre et penser l'interculturel »[17]. ET, c'est tout dire : dans cette démarche, la dissociation entre le dire et le faire serait des plus incohérentes. La page d'accueil du site internet de la fondation cite Le Clézio : « Dans le combat pour l'interculturel, il ne saurait y avoir d'acteur secondaire ». Ne faut-il pas y lire un encouragement pour continuer nos menues actions à l'échelle de notre quotidien, de notre pratique professionnelle ou associative ?

 

Ayant rencontré Issa Asgarally, je lui sais gré de m'avoir accueillie dans ma pluralité, jamais ne me réduisant à une part de moi-même, toujours comprenant le lien entre ces parts : lisant Le Clézio, militante du décollage des étiquettes, enseignante de culture générale, mère, petite fille d'émigrés italiens « assimilés » en France, enfant des bords de mer et des baies,.  À chacun son kaléidoscope, cet objet qui me passionne pour ce qu'il est destiné aux vibrations qui en reconfigurent les morceaux, un objet porté à la lumière qui n'est pas fait pour être figé mais pour être vivant. Un objet qui intéresse plus souvent les enfants. J'allais à Maurice sur les traces du Chercheur d'or, pour voir le Morne, échanger avec Issa Asgarally, j'y ai rencontré la poésie de Sedley Richard Assonne, le calme de Grand bassin, des femmes à marée basse cherchant des bétails[18], des pécheurs à marée haute... Et j'ai marché avec ma famille au pied du Morne. Sur le chemin, sur une plaque posée en 2005, on peut lire l' inscription suivante : « In memory of our ancestors, victims of slavery, who, nevertheless, dared to stand up and fight for freedom and dignity ».

 

Ce texte que vous lisez, vous l'aurez compris, ne peut pas être un « compte rendu » du livre L'Interculturel ou la guerre qui en suivrait le chapitrage, il se veut personnel (car ce sont des personnes qui se rencontrent, rappelions-nous au début de ce texte). Il est un simple écho, en résonnance avec l'écrivain[19] de cet essai capital mais aussi en re-connaissance avec sa personne qui vit l'interculturel dans ses gestes d'écoute, d'accueil et de partage.

 

Isabelle Roussel-Gillet, avril 2011



[1] Port-Louis, 2005.

[2] www.lemusoir.com

[3] Lire le travail d'édition critique de Frédérique Jospeh-Lowery.

[4] Page 15. Ce numéro « Lire, écrire, traverser des frontières. » étaye par des exemples précis le livre L'Interculturel ou la guerre, qui contient déjà des exemples très précis tant historiques qu'artistiques.

[5] Quand la lecture de son ouvre devrait être engageante, dans la responsabilité d'être lecteur, de donner sens.

[7] Et le passage d'une catégorie à l'autre n'est pas anodin : le substantif pour une monoculture figée par quelque rationalité officielle, le substantif en « isme » pour ce qui fait système (cité comme échec en 2010 par les politiques d'Allemagne et de France) et l'adjectif interculturel, un adjectif propice au lien, à la qualification.

[8] Je pense au premier cours de « culture générale européenne » pour les étudiants de Wuhan (Chine) où nous partons du corps, de nos cinq sens, de notre capital corporel commun. Et c'est pour cette raison aussi que j'ai commencé ce texte par l'évocation de la danse.

[9] Anthologie structurale II, 1973, p. 75.

[10] L'Extase matérielle, 1966, p. 32. Le chapitre est une méditation sur la culture vivante, éprouvée et non récitée (apprise comme l'autodidacte de Sartre ou utile comme un vernis culturel).

[11] Sidi Larbi Cherkaoui avec Justin Morin, pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006, p. 46.

[12] Editions de la Tour, 2002.

[13] Le Morne fut le lieu de refuge des esclaves (ces « migrants nus » dirait Glissant) ayant marronné, fui les plantations sucrières de Maurice.

[14] L'accès à l'éducation est une des nécessités que les garants du pouvoir, des cloisons et des murs régulent à leur manière.

[15] Op. cit., p. 18.

[16] Ceux qui s'affirment souvent dans l'opposition entre « nous » (endogroupe) et « eux » (exogroupe).

[17] Revue Cahiers JMG Le Clézio, numéro 3-4, 2011. C'est nous qui soulignons.

[18] Ce sont des coquillages, un peu plus gros que des coques.

[19] Écrivain, professeur au Mauritius Institute, créateur d'une émission et d'une revue littéraires, parlant le créole, l'anglais et le français, ayant étudié à Nice et à Paris, lecteur insatiable...